vendredi 20 avril 2007

L'Inattendu de Fabrice Melquiot

Fabrice Melquiot, trentenaire rêveur et solitaire, comédien de formation s’est rapidement tourné vers l’écriture. Y consacrant aujourd’hui l’exclusivité de son temps, il crée des pièces de théâtre aux accents lyriques qui lui ont valu la reconnaissance de ses pairs et du public. Oscillant entre suivi des répétitions, écriture et voyages comme source d’inspiration, Fabrice Melquiot nourrit ses textes du monde qui l’entoure. Ayant rejoint la Comédie de Reims en 2002, il y créera L’inattendu en collaboration avec Emmanuel Demarcy-Mota, metteur en scène et ami. Jouant ici et ailleurs sur la thématique de l’acceptation de la mort par la prise de conscience de cette décomposition qui nous guette tous, il nous propose des œuvres qui naissent de la société pour mieux s’en élever sans jamais rien laisser au hasard, à l’inattendu... (© photo : Alain Hatat)

Dans une danse d’amour, un homme à la peau basanée dépose sur son lit une femme svelte, vêtue de noir, à la tignasse ondulée aussi sombre que son habit. Sur le plateau, la sobriété est de mise. Quelques doux rayons de lumières et une musique d’une profondeur déchirante, enivrante et saisissante. Une chambre et ses quelques meubles, un lit, une vitrine emplie de bouteilles colorées, une penderie, une table et des voilages. Liane s’éveille dans ce lit si désert ; veuve trop tôt, elle est dévastée et enragée. S’adressant à son homme, elle l’implore de revenir sans se rendre compte de l’absurdité de son plaidoyer. Consciente pourtant « qu’il faut parfois s’éloigner pour mieux se retrouver et se toucher »…
Touchante, assurément elle l’est, allant même jusqu’à dire la souffrance avec le sourire. A la fois femme enfant et femme mûre éperdument amoureuse, elle touche les cordes les plus profondes de l’imaginaire et de la sensibilité de chacun. Retrouvant chaque jour des bouteilles colorées au pied de son lit, comme des bouteilles à la mer, elle assimile cela à des messages envoyés par son mari. Elle décortique ce signe pour lui offrir une signification. Ce sera ainsi : chacune de ces fioles renfermera désormais un souvenir partagé avec ce cher disparu. Alternant soliloque et monologue dirigé vers cet absent, perdue dans cet amour à mort, elle frise à plusieurs reprises la folie. Répétant mainte fois « Je vais me laver les oreilles », « les mains géantes de mon mari », « Je vais effilocher des hamacs », elle témoigne du manque provoqué par l’absence et du laisser-aller que celle-ci entraîne inexorablement. Avec une sensibilité à fleur de peau, elle nous laisse pénétrer dans cet univers où elle tente du mieux qu’elle peut de survivre à la mort de son mari, son « petit chou, son tigre ». « Interdit le bonheur dans ce monde » dit-elle. Son avenir ? L’improbable retour de cet amour, de cet absent. Les années passent, elle se languit toujours plus. Prisonnière de son monde intérieur, elle efface la réalité qui l’entoure, oubliant même que la guerre fait rage au bas de ses fenêtres. « Mon tigre, dis moi que ce n’est qu’un mauvais rêve ». Faisant fi des malheurs du monde, enfermée dans son propre sort, cette Terre lui paraît bien étroite, telle une camisole de force. Son avenir est noir, elle ne souhaite que mourir sans pour autant s’octroyer cette délivrance. « Je radote mon petit chou et sur le radeau, c’est toi qui tiens les rames ». Liane, bien plus qu’un prénom, un véritable « lien » qui, tel une plante vivace, la cadenasse dans cet univers intime et sombre.
Puis un nouveau jour s’élève et ces fioles, symboles d’une vie passée, deviennent l’évidence d’un avenir à construire seule. Tels les lois et les codes, tout y est inscrit. La rencontre avec un certain Jésus, boucher de profession. Dans ces flacons, commence alors une nouvelle vie. Partir devient une évidence. Partir pour trouver les clés de ces menottes qui l’entravent, partir pour ne plus croire à Jésus et pour se rincer l’œil du malheur des autres afin d’oublier le sien... Cinq années s’écoulent, devenue photographe, elle revient de ce tour du monde. Témoin des guerres, des ravages du sida en Afrique et de toute cette misère, lourde est l’éponge de son œil. Bouleversée et grandie par cette prise de conscience, le deuil est fait. Son épopée l’a métamorphosée. « Revenir à soi et reconnaître une autre. Revenir à toi et ne plus te reconnaître ». L’ombre planante de son mari a disparu de cette chambre. Consciente que de cet amour il n’y a plus rien à espérer, elle entre à nouveau dans la vie.
Fabrice Melquiot nous offre ici toute la richesse de son art. Une écriture fluide, poétique, où se côtoient un raffinement de l’expression et un vocabulaire d’une quotidienneté évidente. Le texte, débité avec une subtile énergie, est parsemé de rimes fraîches et innocentes à l’image de l’héroïne. Wilma Lévy joue avec brio ce rôle de Liane, une femme à la fois triste, drôle, touchante et excessivement émotive. Cette pièce permet à chacun de sonder les rapports troubles entre l’autre et soi, entre la personne et le citoyen et tente de faire réfléchir autour de la question : Comment trouver un équilibre entre son individualité, sa relation à autrui et sa conscience civique ?
Reçue par un tonnerre d’applaudissement, la comédienne une fois son habit de scène jeté, émue jusqu’aux larmes, en demeure bouleversante. Le coeur soulevé de manière « inattendue », le public reste rêveur de la prestation de cet archétype féminin totalement anachronique, à la fois Antigone, Pénélope et femme d’aujourd’hui...« Inattendu…un mot pour tenir debout aujourd’hui. Ni souvenir, ni avenir ».

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