samedi 13 octobre 2007

La cruche cassée

Texte d’Heinrich von Kleist, mis en scène par Frédéric Bélier-Garcia et adapté par Arthur Adamov. Théâtre national de Marseille La Criée du 10 au 13 octobre 2007. Durée du spectacle : 1h50.

« C’est qui qui, qui a cassé la cruche ? » s’exclame sur un ton plaisantin le greffier. Telle est la question, véritable épine dorsale de cette farce à la fois rocailleuse, grotesque et subtile. Cette farce qui prend sa source dans une estampe de Debucourt vue par l’auteur lors d’une visite en Suisse. Une œuvre représentant une scène anodine de justice villageoise.
Adam, juge désinvolte et enfantin de la province d’Utrecht, au fort penchant pour le vin et la bonne bouffe, se retrouve en train d’instruire son propre procès. Celui-ci a malencontreusement cassé une cruche alors qu’il s’enfuyait de la chambre de la jeune Eve – fille de la douce folle Dame Marthe - après avoir tenté de la corrompre lors d’une visite nocturne. Mais c’est que cette cruche n’est pas n’importe quelle cruche aux yeux de Dame Marthe. Elle a traversé les époques, les coups du sort sans que rien ne lui arrive…jamais. Il faut punir l’auteur de ce crime. Car à ses yeux, s’en est un ! La venue du conseiller de justice Walter, en tournée d’inspection dans les tribunaux de la région, va rendre périlleuse la situation de ce juge-jugé. Une maudite arrivée pour Adam, coupable de péché mortel, au-dessus de la tête duquel semble flotter une épée de Damoclès. Epée d’ailleurs symbolisé par trois poutres de tailles différentes qui ondoient sans cesse au-dessus du plateau, comme une sentence prête à tomber. La cour se transforme lentement en véritable cirque où le juge épuisera tous les subterfuges possibles pour s’innocenter. Le jeune paysan Ruprecht, vulgaire mais amoureux de la fragile Eve, fera les frais des efforts démoniaques mis en place par celui-ci pour se disculper. Des arguments cocasses, loufoques, souvent sans queue ni tête, qui entraînent indéniablement le spectateur dans une jouissive jubilation. A cour d’inspiration dans son plaidoyer, Adam sera peu à peu découvert, ne pouvant cacher ses blessures et son pied-bot, preuves de sa culpabilité. Cette farce folle aux personnages bien définis et affirmés, s’achève sur un plateau devenu pénombre où Dame Marthe reste là, statique et larmoyante en s’écriant « Ne faut-il pas que justice soit rendue à ma cruche ?! »…Celle-là même qui n’a rien compris au drame qui s’est joué, offre avec un irrésistible humour toute sa place au double sens attribué au mot « cruche » !
Derrière une bouffonnerie de bon aloi, se cache un tête à tête vétilleux et impertinent entre les deux justices – celle de dieu et celle des hommes - et l’auteur du péché. Un procès où Adam et Eve, personnages centraux, procèdent à un véritable jugement de l’humanité. L’homme y est présenté comme sinueux et immoral, la femme comme une victime des travers de celui-ci. Une farce où finalement, Adam et Eve, les deux croqueurs de pomme se retrouvent face aux mêmes contradictions. Celle des bonnes mœurs de l’époque et celle des désirs personnels. Un thème qui prête encore à méditation aujourd’hui…
Sans surprise, cette pièce du dramaturge Allemand Heinrich von Kleist a outré l’opinion lors de sa parution en 1805. Elle est la première pièce de son Œuvre. Un ouvrage inachevé par un décès prématuré – il s’est suicidé avec sa femme à l’âge de 34 ans – où il laisse néanmoins à la postérité huit pièces dont une inachevée. Des œuvres paradoxales, ambigües et bien souvent provocatrices pour un auteur en quête d’absolu. Un absolu qui le conduira à accompagner sa femme dans la mort et choisir en guise d’épitaphe « Maintenant, ô immortalité, tu es toute à moi ! » - vers tiré de sa dernière pièce Le Prince de Hombourg. Sa constante tentative du dépassement et son éternelle dualité entre subjectivité et réel installeront ce maître de l’entrelacement entre l’infini et la barbarie comme un auteur dans la droite lignée de Shakespeare. A raison certainement…

2 commentaires:

Anonyme a dit…

quel plaisir de vous lire mademoiselle mumu...sourirérire de Ruprecht en ce matin "soleil d'hiver"...
me voila reboosté pour partager ces nouvelles représentations (qui nous conduisent à Tours)...
Merci pour vos justes mots

...emmanuel...
manuguillaume@hotmail.com

Anonyme a dit…

Félicitation, c'est merveilleusement bien écrit. J'ai entendu parler de cette pièce, en bien autant qu'en mal. J'ai cherché un endroit où je pourrais la voir pour pouvoir ainsi me forgé une opinion décisive sur cette comédie. Mais elle ne joue malheureusement qu'à six fuseaux horraire d'ici. De Québec à France le voyage n'est pas donné pour une pièce de théâtre. Je me contenterai donc du livre et de ton commentaire. J'attendrai le moment où elle sera de retour ici.

Très beau commentaire et belle analyse, on croirait lire les propos d'un professeur de littérature. C'est tout en ton honneur.

Au plaisir de te lire à nouveau.
MnK